Même si vous ne vous intéréssez pas particulièrement à la question, vous savez probablement que le prix du pétrole s'est effondré depuis mi-2014. Partis au-dessus de 115$ le baril, les indices de référence (Brent et WTI) sont passés sous les 30$ mi-janvier.
Derrière cette baisse, comme on pouvait s'y attendre, on trouve une offre supérieure à la demande : en 2015, la production de brut a été excédentaire de plus de 650 millions de barils.
Pour expliquer cette situation, la plupart des analystes pointent du doigt l'Arabie Saoudite en expliquant qu'elle entretient volontairement la surproduction afin de faire baisser les prix et de mettre en faillite les nouveaux producteurs d'hydrocarbure qui ont émergés depuis quelques années, en particulier ceux qui exploitent les huiles de schiste aux États-Unis.
Cette explication ne m'a jamais paru très convaincante et j'aimerais vous en proposer une autre, qui diffère assez peu dans le fond mais radicalement quant à ses implications.
Pourquoi la thèse du dumping saoudien contre les "oilmen" américains ne tient pas
Le rôle de l'Arabie Saoudite est incontestable. Il est, par exemple, apparu clairement lors de la dernière réunion de l'OPEP en novembre où les pays qui voulaient réduire la production se sont heurtés à son opposition. Ce qui reste mystérieux, c'est la motivation des saoudiens alors qu'eux-même souffrent de la baisse des cours.
Selon l'explication la plus fréquente, l'Arabie Saoudite tenterait tout simplement de pousser ses concurrents américains à la faillite. Cette thèse est en apparence plausible.
Il y a un précédent : L'OPEP avait tenté (sans succès) une manœuvre de ce type contre les gisements de Mer du Nord dans les années 80. Il y a un mobile : plomber les hydrocarbures non-conventionnels qui ont permis aux États-Unis a rattraper la production pétrolière de l'Arabie Saoudite en 2013.
Et de fait, les producteurs américains, dont les coûts sont élevés, ne sont pas viables économiquement avec un pétrole à 30$. Une quarantaine d'entreprises du secteur ont fait faillite l'année dernière, elles seront sans doute beaucoup plus nombreuses en 2016.
Mais si les saoudiens tentent réellement une opération de dumping pour gagner des parts de marchés au détriment des producteurs américains, leur plan ne tient pas la route.
En effet, l'exploitation des gaz et pétrole de schiste est beaucoup plus souple que celle des autres hydrocarbures : l'extraction est relativement simple techniquement, elle est peu intensive en capital et, comme vous pouvez pratiquement commencer dans votre garage (aux États-Unis, 54% du pétrole est produit par des entreprises qui font moins de 5 millions de chiffre d'affaire), une faillite n'affecte pas irréversiblement la production.
Ce sont ces caractéristiques qui expliquent que la production ait progressé aussi rapidement dans les dernières années. De la même façon, même si la production d'hydrocarbures de schiste s'effondrait, elle pourrait sans doute revenir au niveau actuel en deux à trois ans au premier signe de retournement du marché.
En fait, la baisse des cours risque de nuire plus durablement à l'off-shore profond, aux sables bitumineux et même à la production conventionnelle car ces filières nécessitent beaucoup plus d'investissements et des périodes de développement longues. Les projets qui sont abandonnés parce qu'ils ne sont pas rentables avec un pétrole à 30$ pourront difficilement redémarrer avant la prochaine décennie quelle que soit l'évolution des prix.
En bref, les oilmen souffrent mais la production américaine de pétrole, elle, pourrait sortir renforcée de cette crise. J'ai du mal à croire que l'attitude de l'Arabie Saoudite puisse s'expliquer par un paris aussi incertain.
Alors essayons autre chose...
Et s'il s'agissait d'une réaction rationnelle à l'anticipation d'un pic de demande ?
Imaginons un instant que la demande mondiale de pétrole soit actuellement proche d'un pic après lequel elle va décroitre pour devenir pratiquement nulle à la moitié du siècle. Cette perspective n'est pas que pure fantaisie, c'est celle que les pays réunis à Paris pour la COP21 ont tracé.
Dans ce cas, ouvrir grand les vannes est la stratégie la plus rationnelle pour un producteur qui possède d'importantes réserves avec des coûts d'exploitation parmi les plus faibles du monde : en vendant aujourd'hui il est assuré de réaliser un bénéfice (puisque ses concurrents ont des coûts plus élevés) alors qu'en conservant ses réserves il risquerait de les voir perdre toute valeur à mesure que la demande baisse. Ce comportement n'a rien d'exceptionnel : lorsqu'une bulle s'apprête à éclater (en l’occurrence le pendant étatique de la "bulle du carbone"), le premier qui s'en aperçoit a tout intérêt à liquider son stock en douce le plus vite possible, même à des prix apparemment inférieur à sa valeur réelle.
Est-il possible que l'Arabie Saoudite soit parvenue à cette conclusion ? Pourquoi pas, cela pourrait aussi expliquer le projet de privatisation de Saudi Aramco. Et après tout la position saoudienne a toujours été de dire que la demande de pétrole se tarirait avant la ressource : "l'âge de pierre ne s'est pas terminé par manque de pierre", n'est-ce pas...
"La perspective d'un pic de demande change radicalement l'économie du pétrole."
Allons un peu plus loin : selon l'évaluation désormais bien connue de Carbon Tracker, 80% des ressources fossiles doivent rester sous terre si nous voulons limiter le réchauffement de la planète à 2°C. C'est-à-dire qu'avec 16% des réserves prouvées de pétrole et 13% de part de marché, l'Arabie Saoudite n'a aucune chance d'exploiter complétement ses ressources. En d'autres termes, pour les saoudiens, tout se passe comme si leurs réserves étaient désormais infinies : le pétrole n'est plus une ressource épuisable.
Cela change radicalement le "juste prix" de cette ressource : si une richesse naturelle est non-renouvelable, l'exploiter constitue un arbitrage délicat entre un bénéfice immédiat et un bénéfice futur a priori plus important, mais si elle peut être considérée comme inépuisable alors vous avez intérêt à l'exploiter à pleine capacité dès que le prix du marché vous permet de couvrir vos coûts.
Pour le dire de façon un peu plus savante : le marché du pétrole redevient ricardien avec une rente différentielle et un prix qui s'aligne sur le coût marginal de production.
Le baril sous les 40$ pour longtemps...
Cette interprétation au fond ne change pas grand chose à la compréhension de la situation actuelle - une baisse des cours entretenue par les saoudiens pour préserver leurs intérêts avec pour premières victimes les producteurs américains.
Par contre, le scénario qu'elle dessine pour la suite est bien différent.
Sur l'évolution des prix du pétrole
- Si l'objectif de l'Arabie Saoudite est de gagner des parts de marché en détruisant les producteurs d'hydrocarbures non-conventionnels, le cours du pétrole est appelé à remonter assez rapidement. Soit parce que les saoudiens auront atteint leur but et seront libres de rentabiliser leur opération de dumping par des prix plus élevés, soit parce qu'ils auront accepté leur échec et que le marché reviendra à son état précédent.
- Mais si l'objectif est de tirer le maximum de leur rente différentielle dans une perspective d'épuisement de la demande, alors le prix pétrole devrait converger à moyen-terme vers son coût marginal de production (probablement en dessous de 40$) et, d'ici-là, rester bas voire continuer à baisser jusqu'à ce que la production se soit ajustée.
Sur la stratégie à adopter par les producteurs
- Si l'objectif de l'Arabie Saoudite est de pousser le maximum de producteurs de pétrole de schiste à la faillite, ceux-ci ont tout intérêt à poursuivre leur activité aussi longtemps que possible parce que les survivants peuvent espérer redevenir rentables d'ici quelques mois à la faveur d'une remontée des cours et de la disparition de nombre de leurs concurrents.
- Mais si l'attitude saoudienne est motivée par une baisse de la demande, alors les hydrocarbures les plus couteux à produire ne sont définitivement plus viables économiquement. La production va baisser là où elle est la moins rentable (États-Unis, Canada, Brésil et Europe) et progresser dans les pays où les coûts sont les plus faibles (Moyen Orient, Russie et dans une moindre mesure Afrique, Amérique du Sud et Asie). S'obstiner à produire à perte ne fera que pousser le prix du pétrole encore plus loin à la baisse et rendre l'explosion de la bulle plus douloureuse pour l'ensemble de l'économie.
Sur la stratégie à adopter par les gouvernements
- S'il s'agit d'une opération de dumping, on peut s'attendre à ce que les gouvernements soutiennent leurs producteurs. Les États-Unis qui ont levé en décembre l'interdiction d'exporter du pétrole pourraient, par exemple, être tenté d'inverser leur politique en imposant des restriction à l'importation.
- Mais s'il s'agit d'un signe avant-coureur de l'adaptation de l'appareil productif mondial à la disparition des énergies fossiles alors il convient au contraire de faciliter et d'accompagner cette évolution.
Voilà pour cette première réflexion... Certains passages mériteraient probablement d'être affinés ou mieux formalisés. Je vais y travailler dans les prochains jours.
En attendant n'hésitez pas à me donner vos avis.
Publié le 2 février 2015 par Thibault Laconde
Illustration : Martyn Gorman [CC-BY-SA-2.0] via Geograph